La médecine et la mort ont depuis toujours une relation aussi familière que source de perplexité. Cette dichotomie de proximité et de mise à distance trouve son acmé dans l’appréhension de sa propre mort, comme si la mort des autres rejouait à l’infini la sienne. Cette relance infinie peut en même temps susciter autant d’indifférence que d’effroi. Indifférence de l’habitude qui conduit à considérer les mourants comme des échecs de la médecine ou des malades au destin malheureux si différents des humains soignants.
Effroi quand le jeune étudiant accompagne vers la mort le jeune homosexuel atteint de sida ou le cancérologue touché par la fin prématurée d’une jeune femme atteinte d’un cancer du sein ou d’un gliome.
Cet évitement ou cet affrontement sont au cœur de la médecine mais aussi au cœur de la société avec ce mélange de déni et de frayeur. La disparition du noir au profit des « marches blanches » qui nomment un responsable de la mort en est une illustration symbolique forte.
Le mourant d’aujourd’hui n’est plus le même que celui qu’il était il y a 50 ans.
• La mort subite peut n’être qu’un moment difficile, rattrapable par des gestes simples, évoluant parfois vers une vie acceptable ; mais le plus souvent vers un état végétatif sans réveil possible, source d’embarras, voire de pressions pour que cette situation cesse.
• L’évolution chronique d’un grand nombre de maladies donne le sentiment d’une négociation avec la mort durant plusieurs années.
• L’allongement de la durée de l’existence qui embarrasse la médecine sur le caractère déraisonnable des traitements chez des personnes très âgées, devenues totalement dépendantes et dont l’existence finit par peser lourdement sur l’entourage et les ressources communes.
• L’obsession sécuritaire des comportements fait que la perte d’un être cher est de plus en plus difficile à accepter, et de plus en plus confronté à la recherche d’un coupable.
La médecine a donc changé sa relation à la mort. Avec ce paradoxe que lorsque la médecine était impuissante jusqu’au milieu du 20e siècle, la mort était omniprésente et la médecine savait accompagner. Même si elle mettait un rideau entre les mourants et les autres malades. L’étudiant était d’emblée confronté à la mort comme la dimension la plus évidente de la médecine.
Depuis 70 ans, l’examen clinique a quasiment disparu en même temps que les interrogatoires ritualisés. Gaz du sang, écho, scanners inscrivent leurs données sur les écrans scintillants. L’apparence physique, l’histoire personnelle, l’environnement social, l’angoisse du malade disparaissent derrière des données chiffrées ou imagées. La mort n’a plus d’accueil, car elle n’a ni chiffres ni images sauf en cas de mort cérébrale où la mort retrouve tout son intérêt médical par le don d’organes possible. La mort est admise lorsqu’elle sert à quelque chose ! Puisque la société exige de la médecine performance, discernement sur le sens d’un soin, bonne gouvernance, efficience, responsabilité juridique, la mort n’a plus de cadre en dehors de celui médico légal.
Ou plutôt si, elle en a trouvé un : les soins palliatifs.
La médecine française a mis longtemps à accepter cette discipline. Et certains services ne l’ont toujours pas accepté. Il y aurait ainsi des médecins de la mort qui effraieraient les malades. La mort a des lieux qui lui sont dédiés, une spécialité qui dédouane les soignants du « care ».
Mais ce transfert étrange, comme s’il fallait avoir à mourir pour que la médecine vous écoute dans votre faiblesse, n’est pas si facile ; être adressé dans une telle unité, être pris en charge par une équipe spécifique dans les derniers jours de sa vie peut susciter sinon l’effroi, au moins le sentiment d’anticiper le moment ultime. D’autant plus que l’Assurance maladie fixe à 19 jours la durée moyenne économiquement acceptable !
Certes les équipes soignantes de S.P sont dans l’ensemble remarquables, attentives et douées d’une grande capacité d’écoute. Mais elles restent peu nombreuses, ne pesant dans le PMSI que 2 % des morts à l’hôpital, privilégiant les maladies cancéreuses au détriment des maladies respiratoires, cardiaques, infectieuses ou neurologiques. Les S.P. interviennent surtout trop tardivement. Dans d’autres pays d’Europe, la médecine palliative est d’emblée présente avec un tressage curatif, palliatif attentif à la réalité des situations.
Alors jusqu’où la médecine peut aller pour assister la fin de vie ?
• D’abord en retrouvant son humilité plutôt que la célébration de telle ou telle prouesse certes fascinante mais dont le caractère spectaculaire contribue à forger le déni de la mort. Le cœur artificiel suscite des promesses dérisoires pour le plus grand nombre.
• Puis, en ne confondant pas la mort avec l’échec. La mort n’est jamais un échec de la médecine. Elle est tout simplement.
• Simplement la médecine exprime ses limites, ses défaillances, parfois ses erreurs. Cela n’a pas de sens de faire des statistiques comparatives sur le nombre de décès en réanimation selon les services. Comme si seule la compétence du service était en cause. Cela conduit à ne pas accepter n’importe quel malade ou au contraire à des conduites d’acharnement thérapeutique tacites, plus justifiées pour la médecine que pour le malade.
• En écoutant les souhaits et les désirs des malades. Certes il ne s’agit pas d’une écoute facile ni démagogique. Les mots peuvent être à double sens. Le malade se confie parfois plus à une aide soignante ou à une psychologue qu’au médecin, craignant que celui ci n’interprète une lassitude de vivre comme une envie de mourir ! Cette quête d’une écoute par le médecin était au cœur des débats de la commission présidentielle que j’ai menée pendant 4 mois. Que demande le malade ? une présence attentive, non fuyante du médecin, sa capacité à permettre au malade de compter sur lui.
• En formant les étudiants à l’approche et à l’accompagnement de la mort avec la même exigence et attention que celle qui sanctifie les études et examens en médecine. Mais ce ne sont pas tant les paroles que les attitudes. Il y a des mots insupportables que l’on ne devrait pas prononcer : « malade pourri » « patate chaude »…
• En étant attentif aux directives anticipées, qu’il faut toujours promouvoir dans la mesure du possible. La culture médicale française y est hostile ; n’a jamais contribué à leur rédaction, contrairement aux autres pays européens. Les modèles suisses, allemands, anglais sont humiliants pour nous.
Mais il est important d’aller plus loin. Ce n’est pas en s’abritant derrière le serment d’Hippocrate « le médecin ne devra jamais donner la mort », que celui-ci pourra s’exonérer de sa responsabilité. La médecine a toujours donné la mort, mais elle a refusé de le concevoir.
• Elle a donné la mort dans les années 1970-1980 avec des cocktails lytiques de sinistre mémoire. La médecine agissait dans l’ombre, sans aucun sentiment de culpabilité.
Le moindre interne, le moindre infirmier recevait des ordres pour exécuter ces prescriptions avec le sentiment d’évidence. La société n’y voyait rien à redire car maintenue dans l’ignorance.
• Elle donne la mort en enlevant les prothèses vitales, sonde à oxygène, adrénaline, transfusions etc…
Soudain la réflexion éthique fait irruption dans les années 90.
Ces conduites disparaissent. Et c’est le moment que choisit la société pour réclamer sur l’air des lampions l’euthanasie. La médecine se drape alors dans sa dignité offensée. Elle accepte de la loi Léonetti, dont elle ignore pourtant le plus souvent les éléments essentiels, le retrait des traitements, voire de l’alimentation ou de l’hydratation, l’augmentation des doses de traitement de la douleur, fût-ce au prix de la réduction de la durée de vie. Une étude de l’INED de 2012 confirme que la médecine participe à la réduction de la durée de vie chez 50 % des morts. Mais la médecine se refuse à aller plus loin, d’où l’effroi d’une société qui assiste impuissante à des agonies sans fin en contradiction flagrante avec la puissance des traitements et surtout l’impatience des vivants qui ne veulent plus que les mourants empiètent trop longtemps sur leur espace et temps de vie. Car il suffit d’une agonie difficile pour que la révolte anti médicale gronde et que le reproche d’être dépossédé de sa fin de vie au profit de la médecine s’exprime avec vivacité, voire violence. La mort doit désormais s’inscrire dans un projet personnel, voire collectif, interrelationnel. La mort n’est plus la fin naturelle de la vie, mais un moment qu’il faut choisir avec ce paradoxe que cette maîtrise demandée requiert l’aide de la médecine. Une demande de maîtrise non assumée par le demandeur. Même dans le cadre du suicide assisté, le médecin doit faire la prescription en se dédouanant de sa complicité réelle. Dans certains cantons suisses les médecins se sont habitués à cette prescription mais pas à leur présence le jour fixé. Ce suicide assisté est en effet très traumatisant à l’opposé des love stories diffusées avec complaisance par les médias littéraires et d’images. Vouloir mourir est si légitime mais exiger de l’autre le moyen d’y arriver est plus que troublant. L’Orégon a trouvé la solution d’une prescription médicale dans des conditions bien définies, avec possibilité d’accès à la potion léthale renouvelable à domicile. Le médecin ignore la date de l’absorption. 50 % des personnes meurent avant d’y recourir. En France on pourrait imaginer un système voisin pour les quelques 1000 à 2000 personnes qui, chaque année le souhaiteraient.
La grande difficulté demeurerait d’encadrer ces situations de façon transparente, sans les déléguer à quelques associations que ce soit.
Quant à l’euthanasie, par injection directe d’un anesthésique suivi ou non de l’injection de curare, telle qu’elle est pratiquée au Bénélux, après une programmation, un projet décidé avec une temporalité précise, je ne vois pas malgré la demande de certains médecins excessivement enthousiastes et polémistes comment celle-ci pourrait se dérouler dans une société française individualiste, peu encline à aider les plus vulnérables, peu accueillante aux personnes âgées. Ce n’est pas une question éthique, mais plutôt une question de solidarité des vivants vis-à-vis de ceux qui vont mourir.
Alors que la vraie question demeure celle de l’obstination thérapeutique qui continue tacitement son chemin.
Le médecin a toujours pratiqué la sédation terminale, le paradoxe est que la loi Léonetti a fini par embarrasser un certain nombre de médecins enclins à aider à mourir.
La médecine doit accepter le revers de la médaille de la performance qui risque de prolonger des agonies déraisonnables. Il peut aider par une sédation terminale, grâce à des médicaments bien connus les benzodiazépines, à créer les conditions d’une mort paisible si celle-ci est souhaitée, ce qui n’est pas toujours le cas. Certains malades ne veulent pas mourir inconscients, certaines familles veulent maintenir un échange jusqu’au bout. Mais cette sédation s’inscrit dans le parcours de soin, elle devrait être disponible en ville sous certaines conditions, ce qui n’est pas le cas actuellement pour les fins de vie. Elle n’est pas destinée à anticiper la fin de vie de ceux qui anticipent celle-ci avec angoisse.
Cette recommandation, qui devrait être enseignée avec rigueur, avec des protocoles qui ne soient pas laissés à l’initiative personnelle, comblerait le fossé qui sépare la médecine de cette demande sociale d’euthanasie qui n’est que l’expression de l’effroi d’une fin de vie subie avec souffrance non seulement physique, mais morale avec l’humiliation d’un corps devenu un objet pour la médecine. La médecine est avant tout le temps d’une rencontre génératrice de confiance. Elle ne repose pas sur ce trépied tragique de la parole d’un médecin entendue durant les débats de 2012 de ma mission présidentielle. « Donnez moi du temps, de l’argent et du personnel et je pourrai accompagner… »
Jusqu’où assister la fin de vie ?
La limite est celle que nous fixe le malade, pas le médecin. C’est toute l’ambiguïté d’une loi qui s’érigerait en instance normative, s’infiltrant dans le dialogue singulier avec son indifférence habituelle aux complexités et singularités des situations.
Didier Sicard