Lorsque j’ai accepté le redoutable honneur que m’a fait en votre nom le Professeur Christoforov, j’avais choisi de vous parler de « la Nation, les Elites et l’Europe ». Et puis je me suis avisé, en réfléchissant, en lisant et en écoutant que derrière ces thèmes, comme d’ailleurs derrière tous les autres aujourd’hui, il y avait une question générale sur notre époque.
Cette question est de savoir ce qui pourrait bien marquer notre XXIe siècle déjà si traversé de turbulences, embrumé de ruptures et illuminé d’audaces.
La prétention seule de répondre à une telle question peut constituer une frivolité car après tout, prédire l’avenir relève de la sorcellerie. D’autant que nous autres commentateurs, nous n’avons pas la ressource que vous avez, vous autres médecins, de dire que nous pratiquons un art lorsque nous ne sommes pas sûrs de notre diagnostic. Et cette prétention est, de plus, une témérité depuis que nous savons que la fameuse « accélération de l’Histoire» n’a jamais été aussi exponentielle, qu’il s’agisse des fulgurances de la connaissance ou des cyclones de la destruction. Nous avons désormais, de ce fait, une vertigineuse conscience d’avoir ainsi perdu nos anciens instruments de décryptage et de prévision. Nous n’avons su prévoir ni les attentats du 11 septembre 2001, ni le tsunami en Indonésie, pas plus que la greffe du visage ou la découverte d’une nouvelle planète. Déjà, dans la seconde moitié du XXe siècle, nous n’avions prévu aucun des quatre génocides ni l’implosion du système soviétique. Le monde change à un tel rythme qu’il en est arrivé à nous surprendre chaque fois que nous voulons le comprendre.
Au moins pouvons-nous faire sans imprudence quelques observations générales sur ce qu’il y a de permanent dans l’histoire des hommes. Nous savons désormais que l’histoire est tragique. Et nous gardons à l’esprit le fait qu’elle est caractérisée, depuis les origines, par un double mouvement contradictoire et constant de progrès et de régression. Les plus glorieuses réalisations, dans tous les domaines, ont été concomitantes de plongées abyssales dans l’horreur et l’atroce. Pourtant, il n’y a jamais eu une telle renaissance des arts et des sciences qu’après les épidémies de peste, de choléra, de tuberculose qui ont ponctué les siècles.
Comme on sait, d’autre part, que la paix n’est jamais qu’une courte parenthèse entre deux guerres, on peut à la rigueur rechercher les causes et les lieux de conflits possibles. Il est possible de les apercevoir dans la prolifération nucléaire et dans les rivalités d’ambition entre les Etats-Unis, l’Inde et la Chine. Sans doute, les polémologues nous assurent-ils que la guerre classique a disparu du fait d’un terrorisme qui rendent obsolètes les conflits de proximité. On n’a plus besoin d’être enraciné dans un territoire pour en combattre un autre. Peut-être. Mais l’esprit de belligérance, lui, est toujours bien vivace. Il y a donc toutes les chances pour que nous ne voyons s’épanouir les civilisations que dans les entractes du tragique. Et pourtant, il y a aussi toutes les chances pour que, demain comme hier, le pessimisme de la raison ne fasse disparaître ni l’optimisme de la volonté, ni la grandeur de la création, ni la conquête du bonheur, ni la poursuite du salut. C’est le destin des hommes quand ils font leur métier d’homme, c’est-à-dire lorsqu’ils ont ce que Paul Eluard appelait le « dur désir de durer ». En tout cas, la témérité de la question posée sur notre siècle n’a pas découragé les prophéties. L’une d’entre elles, d’ailleurs apocryphe, était supposé venir d’André Malraux, lequel aurait asséné cette affirmation: « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ». A vrai dire, cela n’avait pas grand sens. Il n’y a pas de risque pour un siècle de flirter avec l’inexistence. En fait, Malraux a corrigé ce qu’on lui avait fait dire. Il pensait qu’au XIXe siècle, avec les nationalismes on avait assisté à la mort de Dieu. Au XXe siècle, avec les totalitarismes, on a assisté à l’absence de Dieu. Alors, il disait prévoir qu’au XXIe siècle nous assisterions à la réintégration des dieux.
Mais peut-on prévoir un « avenir de spiritualité planétaire» pour le XXIe siècle?
A vrai dire, on assiste davantage à une idéologisation de la religion qu’à une émergence du religieux. L’instrumentalisation des concepts religieux est désormais évidente dans tous les domaines. Il y a trois jours, on pouvait lire une stupéfiante information dans 1′« International Herald Tribune » sur le fait que des leaders du parti démocrate réclamaient que l’on introduise des versets bibliques d’Isaïe dans le programme de leur parti. Ils n’entendaient pas laisser à George Bush et aux républicains la caution de la religion et la bénédiction de Dieu.
On peut même signaler un retour de la « pensée théologique », celle qui présuppose, dans toute recherche scientifique et toute spéculation politique, la présence de la transcendance. Et cela avec des ambitions néo- scientifiques qui conduisent à opposer Dieu à Darwin, la Création à l’évolution, et l’Arche de Noé à « l’Origine des espèces ». Ce soir, cependant, nous laisserons de côté, si vous le voulez bien, cette question pourtant essentielle et à laquelle mes amis viennent de consacrer d’intéressants travaux (1). François Mitterrand, qui avait le tort de ne pas beaucoup aimer Malraux, disait que l’on pourrait tout aussi bien affirmer du XXIe siècle – et avec moins de vaticination imprécatoire ! – qu’il serait celui de la révolution féminine ou celui de la victoire de Mac Luhan sur Gutenberg, c’est-à-dire le siècle de la disparition non pas de l’écrit, même abâtardi et que l’on verra toujours sur les plus petits écrans de nos ordinateurs, mais du livre comme objet et des journaux comme support matériel.
Enfin, nous pourrions tout aussi bien penser à l’univers jadis imaginé par Aldous Huxley qui, dans « le Meilleur des mondes », anticipait sur toutes les transformations des individus, de leur corps et de leur société à partir de la biologie. Quant aux fantasmagories sur le cosmos, jamais, depuis Jules Verne et H.G. Wells, les anticipations de la science- fiction n’ont été aussi précises et convaincantes. On en arrive à trouver raisonnable la déraison. Et cette défaite de la pensée contribue elle-même, bien entendu, au retour du religieux et de la pensée magique. Mais il est à la fois moins imprudent, plus modeste et peut-être même plus efficace de se demander ce qui changera demain dans le permanent d’aujourd’hui, sans tenter pour autant d’anticiper un voyage dans l’inconnu. Qu’y a-t-il de foncièrement nouveau et qui se déroule pourtant sous nos yeux ? Il y a déjà une trentaine d’années, le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui déjà m’honorait de son amitié, m’avait confié que, pour lui, l’étude des structures des sociétés auxquelles il avait passionnément consacré sa vie était tout simplement transformée par les interventions de la démographie. Il fallait, selon lui, tout repenser à la lumière de la surpopulation sans cesse croissante et de ses déplacements. « La croissance démographique ne connaît plus de limites et les hommes, sur la Terre, n’ont jamais été aussi inégaux. La population était de 250 millions sous Jésus-Christ, elle était restée identique l’an 1000, en 1700 elle atteint 700 millions, en 1900 on compte plus d’un milliard et demi d’hommes, en 1950 deux milliards et demi, en 1970 trois milliards et demi. Nous sommes aujourd’hui presque 7 milliards et en l’an 2100 nous approcherons les 10 milliards. » Selon Claude Lévi-Strauss, aucune des questions concernant l’humanité et sa planète ne peut avoir de réponse définitive puisque chacune doit s’adapter à la course de la surpopulation. D’autant que la conjonction de cette course et de l’abolition des distances et de la suppression des frontières entraîne une irrésistible impulsion au déplacement de ces populations. Deux cents millions de personnes se déplacent pour des raisons touristiques et environ trois fois plus pour des raisons de survie.
Déjà, on ne peut plus imaginer ce qui pourrait bien stopper ou même seulement ralentir la force de ce courant. Il est difficile, par exemple, d’imaginer que puisse survenir avant des décennies un développement des pays du tiers monde tel qu’il puisse dissuader leurs habitants de quitter leur pays.
On sait d’autre part que l’on ne peut plus s’abriter derrière une frontière, comme prétendent le faire certaines ethnies des Balkans ou d’Afrique, ni derrière un mur, comme croient pouvoir le faire les Espagnols de Melilla ou les Israéliens de Palestine. On ne peut plus rien faire pour empêcher ceux qui n’ont rien de tenter de venir chez ceux qui ont quelque chose.
Les démographes tiennent pour acquis que lorsque deux sociétés voisines ont un taux démographique très inégal, la plus prolifique a tendance à déverser son trop-plein de population dans celle qui l’est moins – à la condition toutefois que les ressources de cette dernière soient attirantes. Et les mêmes démographes ajoutent que la société d’accueil a d’autant moins de capacités d’assimilation que son taux démographique est faible : autrement dit, c’est quand elle a le plus besoin des étrangers que cette société est le moins apte à les absorber. Partout, dans ce monde nouveau de l’abolition des distances, de la babélisation des langues et de l’interpénétration des cultures, et notamment dans les continents sous-développés de cette terre patrie qu’est devenue la planète pour les citoyens du monde, le nomadisme et l’errance remplacent le sédentarisme et l’enracinement. Mais le problème est que les voyageurs sans bagage n’existent pas. Ils emmènent toujours leurs racines avec eux et ils perturbent la conception que se font les pays d’accueil de leurs propres racines. La question se repose alors, en termes bien plus nouveaux qu’auparavant, de savoir comment les hommes et les femmes de notre nouvelle époque vont s’y prendre pour vivre ensemble. Sans le dire explicitement, parfois même, d’ailleurs, sans y penser conceptuellement, les Etats-Unis ont pratiquement adopté la problématique de l’avenir telle que je viens de l’exposer. Pourtant, les Etats-Unis connaissent de prodigieuses mutations. C’est une nation conçue et réalisée par des étrangers qui ont une langue, l’anglais, dont ils sont en train de perdre l’exclusivité au profit de l’espagnol. Ils ont une religion, le christianisme, qui n’est plus partagée par les Asiatiques, les Africains et les juifs. Et ils ont des frontières, comme celle du Mexique, qui n’arrêtent pratiquement plus rien. Comment maintenir l’Amérique dans ces conditions? Ils ont résolu le problème, quant à eux, avec la même solution que préconise pour l’Allemagne le philosophe Jürgen Habermas, à savoir le respect unanime, rigoureux et total de la Constitution. C’est ce que l’on va appeler le patriotisme constitutionnel. Il est abstrait, il est déterritorialisé, il est juridique mais il a cet avantage de répondre à la mission principale du XXIe siècle qui sera, selon nous, pour éviter les logiques du chaos, de concilier la diversité des cultures avec l’universalité des valeurs.
Dans cette formule, chaque mot est indispensable. Le seul respect pour la diversité peut en effet conduire à la compétition conflictuelle des nations, des sociétés et des groupes. Le seul souci de l’universalité des valeurs peut de même déboucher sur un impérialisme de nivellement et d’uniformité. C’est dans l’équilibre des deux injonctions que se trouve notre avenir. Cette mission a déjà été assumée par des ensembles de provinces pour faire une nation, de nations pour faire l’Europe, de continents pour faire les Nations Unies, afin de créer des communautés d’intérêts et d’échanges. Ce sont, en général, les élites qui se sont donné à elles-mêmes cette mission.
Cela dit, aujourd’hui, au moment où je vous parle, nous sommes dans une nation qui doute d’elle-même parce qu’elle ne se résigne pas à être moyenne après avoir été grande. Nous sommes dans une Union européenne qui vient de subir une grave blessure identitaire après avoir réalisé pourtant l’un des plus beaux rêves pacifique de l’humanité. Nous sommes enfin au milieu des élites qui, dans tous les domaines et dans toutes les hiérarchies, sont interpellées sur leur degré de légitimité et qui n’ont souvent de notoriété efficace que lorsque les médias audiovisuels la leur procure. Ce ne sont pas les meilleures conditions pour accomplir la mission que le XXIe siècle leur assigne.
Maintenant, pour comprendre ce qui se passe de profond et de réel dans le pays de France, il faut relire, du grand historien Fernand Braudel, le chapitre de son « Identité de la France» intitulé « Que la France se nomme diversité ». Rien n’est plus miraculeux, selon lui, que l’unité de notre pays, que la confection lente, fortuite et contingente de la réunion de ses provinces en dépit de la différence radicale de leurs configurations géographiques, de leurs origines ethniques, de leur langue et de leur mentalité.
Quand les étrangers se gaussent de ce qu’ils appellent notre « centralisme» – que l’on attribue à Philippe Auguste, à Henri IV, Colbert, aux Jacobins, à Bonaparte ou à De Gaulle – ils ne comprennent pas que, sans cette contrainte, il n’y aurait pas eu de nation française telle qu’elle a été peuplée et considérée pendant une dizaine de siècles. Ce centralisme a été autoritaire et uniformisateur ? Sans doute. Est-il aujourd’hu dépassé ? Oui. Et il faut non seulement s’y résigner mais faire preuve de lucidité et d’imagination.
Nous assistons à une formidable poussée décentralisatrice et à une mutation plus ou moins communautariste. Il est juste de dire que la frilosité xénophobe de certaines organisations politiques et sociales a donné une dangereuse légitimité au rejet de l’étranger. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui la « lepénisation des esprits ».
Mais il faut bien voir que ce que n’avaient pu faire – ni peut-être tenté de faire -, pendant les grandes vagues d’immigration, les Polonais, les Italiens, les Arméniens ou les Juifs d’Europe centrale, ce sont les nouveaux immigrés africains et maghrébins qui sont en train de le réaliser peu à peu. On arrivait jadis en France avec le désir de s’insérer dans son histoire et de s’associer à ses projets. Et dans ce sens, on avait bien plus de devoirs que de droits. Pour faciliter cette intégration, il y avait l’Ecole, l’armée, l’Eglise et les syndicats, autant de moteurs qui sont aujourd’hui grippés, quand ils n’ont pas disparu.
Aujourd’hui, en raison d’un conflit entre les différents « devoirs de mémoire» et d’une sorte de compétition entre les victimes des barbaries nazie et celles de l’oppression coloniale, les nouveaux immigrés s’organisent en communautés revendicatives. Le multiculturalisme tant préconisé débouche ainsi souvent sur le communautarisme tant redouté. Mais il ne sert à rien de macérer un conservatisme passéiste et de pleurer les âges d’or. Il faut accepter les changements du monde et celui du pays où nous vivons. Un exemple frappant peut illustrer ce changement. On se souvient peut-être de la première campagne de François Mitterrand pour l’élection présidentielle. Il appelait les Français à manifester autour de lui une « force tranquille ». Sur tous les murs de France, il y avait une affiche représentant une petite église dans un village. C’était il y a vingt cinq ans. Aujourd’hui, un candidat ne pourrait adosser sa campagne à une telle affiche. On lui reprocherait de militer pour un parti religieux et de faire comme s’il n’y avait que des catholiques en France, donc de mépriser toutes les autres religions.
Il est vrai que les Français ont eu le tort de vouloir imposer leur histoire centralisatrice et leurs comportements unitaires à tous les colonisés de l’Empire et qu’aujourd’hui elle en fait douloureusement les frais. Mais enfin, voici la France, fille aînée de l’Eglise, vieux pays chrétien où l’islam devient la seconde religion, très loin devant le protestantisme et le judaïsme. Voici la France, où la natalité baisse, où la population vieillit et où l’immigration augmente. Voici la France, enfin, qui vient d’abandonner ce leadership européen grâce auquel elle pouvait négocier en douceur les transformations de son identité.
L’exemple de la Grande-Bretagne conduit à des observations édifiantes. Les Britanniques n’ont guère douté d’eux-mêmes quand ils ont cru devoir favoriser le respect de la diversité des cultures au détriment de l’universalité des valeurs. Ils ont laissé les communautés s’organiser en formations homogènes et autonomes en négligeant le fait que ces communautés avaient, elles aussi, leur conception de l’universel. La fidélité à l’islam est rapidement devenue supérieure à la fidélité aux origines pakistanaise, indienne ou arabe. Il a fallu les attentats pour le révéler. Un écrivain britannique affirmait récemment que les Anglais étaient plus différents entre eux que ne l’étaient ceux qu’ils accueillaient et que donc ainsi la diversité était du côté des Britanniques de souche tandis que l’universel était islamisé.
Nous sommes tous des étrangers ! Nous avons tous contribué à faire la France. Mais nous avons tous voulu nous insérer dans son passé et nous associer à son avenir. Nous n’avons jamais pensé à demander à la France de ressusciter nos cultures d’origine plutôt que de nous enseigner la sienne. Notre fidélité aux racines était une affaire individuelle, confessionnelle ou culturelle. Les temps ont changé. La République, si elle reste encore laïque, pressent qu’elle n’est plus une et indivisible. Il faut donc s’ouvrir, s’adapter et construire un nouvel avenir. Il faut accepter que les populations issues de l’immigration, comme celles de nos provinces, revendiquent des droits culturels pour leur culte et pour leur langue à la condition qu’ils ne soient pas contraires aux dispositions de notre Constitution.
Oui, les temps ont changé ! Mais je ne vois pas pourquoi, et au nom de quoi, un quelconque esprit de démission masochiste devrait nous faire renoncer aux principes universels de la France républicaine. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons plus l’imposer que nous devons cesser de la proposer. S’il doit y avoir rivalité entre les communautés, on ne voit pas pourquoi la communauté républicaine serait absente de la compétition. Je le dis avec d’autant plus de sérénité qu’une grande partie des élites intégrées, surtout féminines, parmi les populations issues de l’immigration, partagent ce sentiment. Un exemple, entre autres, mais si éloquent : on n’a jamais désiré avec autant de force venir se faire soigner en France ou faire venir des médecins français. Il n’y a jamais eu autant d’écrivains maghrébins de langue française et de culture dite occidentale. Les auteurs de ces livres, écrits en français, ne réclament nullement de la France qu’elle cesse d’être elle-même.
Reste à définir l’universel pour rendre obligatoire le respect que l’on réclame pour luui. Il y a à ce sujet un débat qui concerne l’arrogante idée que l’Occident se ferait de lui-même aux dépens des civilisations du reste du monde. Il s’agit d’une immense erreur géographique ou, plus exactement, topologique.
Car ce que l’on pourrait appeler la « charte de l’universel », c’est d’abord la réunion de tous les grands textes qui ont sacralisé une certaine sagesse de l’humanité. Or le code d’Hammourabi n’est pas venu d’Occident, pas plus que le Décalogue de Moïse ni le Sermon sur la montagne de Jésus.
Cependant, il est vrai qu’un certain nombre de philosophes occidentaux, nourris de la pensée grecque, ont proposé au monde une sagesse qui est, selon Michel Foucault, « le produit du sage grec, du prophète juif et du législateur romain. »
Ces philosophes ont codifié des injonctions qui ont été ratifiées dans des chartes universelles des droits de l’homme qui ont été parfois violées dans les comportements mais jamais récusées dans les proclamations.
Tous les hommes de responsabilité dans la pensée ou dans l’action doivent garder à l’esprit et sans cesse proclamer qu’il n’y a aucune possibilité d’entente entre les peuples de la planète si l’on n’a pas la conviction qu’il existe un minimum universel et un fond éthique commun par-delà les différences de civilisation et d’histoire. Sur la permanence et l’exigence de ce fond commun il ne faut jamais rien céder. Abdiquer, par exemple, devant tel ou tel préjugé, ce n’est pas respecter les cultures.
Je voudrais maintenant terminer en vous disant que je suis heureux d’être parmi vous parce que j’ai contracté depuis toujours une dette envers la grande Compagnie des médecins. Peut-être vous surprendrais-je en vous disant que l’hommage le plus pertinent qui vous a été rendu se trouve, à mes yeux, dans des divertissements dé1mystificateurs comme « le Médecin malgré lui» de Molière ou « Knock ou le triomphe de la médecine» de Jules Romains. Dans ces pamphlets comiques, le vice des imposteurs, a rarement rendu un hommage aussi efficace à la vertu d’Hippocrate.
Cela dit, pour demeurer dans la cohérence de mes propos précédents, je voudrais vous confier une expérience, la mienne. Au cours d’une vie déjà avancée et d’une carrière déjà longue, il m’est évidemment arrivé souvent de fréquenter des médecins et leurs équipes dans les hôpitaux. C’est un fait que j’ai conçu de ces épreuves une infinie gratitude à l’égard du corps médical et du personnel soignant dans son ensemble. Je ne sais pas si j’ai eu de la chance ou si j’ai bénéficié de privilèges, mais enfin, pratiquement tous les médecins qui se sont souciés de ma santé m’ont fait du bien et étaient eux-mêmes des hommes de bien. Ce n’est pas pour rien, d’autre part, que le héros de roman qui m’est le plus proche, c’est, dans « la Peste» de Camus, le docteur Rieux. Jeune, j’avais une admiration enthousiaste pour Georges Duhamel et ses souvenirs de chirurgien pendant la guerre ; Roger Martin du Gard, qui avait écrit le journal d’un médecin qui se sait condamné à mort. Et plus tard les livres du professeur Delay, parce que j’étais aussi gidien que lui. Mais je voudrais vous dire davantage. L’idée m’est venue en effet que le laboratoire des laboratoires, pour la vie en commun de nos sociétés, avec toutes les agressions qu’elle subit et les turbulences qu’elle assume, c’était, au fond, l’hôpital. Lors de mon dernier séjour dans l’un de ces établissements le chirurgien était juif, l’anesthésiste protestant, l’un des deux médecins de garde breton et l’autre algérien, les infirmières étaient antillaises ou africaines et les brancardiers étaient maghrébins.
Toute cette société, organisée dans un but reconnu, avec des règles acceptées, des responsabilités réparties et des échanges équilibrés, m’a confirmé dans l’idée qu’il pouvait bien y avoir une conciliation entre la diversité des cultures et l’universalité des valeurs.
Jean Daniel
Séance solennelle 2006