« Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir… » (Marcel Proust – Du coté de chez Swan – Combray)
Au siècle des lumières s’est diffusée l’idée selon laquelle l’art et la science libéreraient l’humanité de ses fardeaux et transformeraient la société. L’homme pouvait alors entrevoir qu’il serait un jour possible de sortir de l’alternative dans laquelle il était enfermé depuis le commencement de l’histoire de l’humanité : vivre à la sueur de son front ou exploiter dans toute la mesure du possible le travail de l’autre. Si les esclavagistes étaient condamnables, ils étaient aussi, il faut le constater, on ne peut plus rationnels. Les historiens estiment d’ailleurs que si la science grecque n’a pas débouché sur des applications technologiques, c’est que le Citoyen d’Athènes n’en avait pas besoin tant il disposait d’esclaves. Mais revenons à aujourd’hui, deux siècles après l’Encyclopédie, la science et la technique ont libéré une partie importante de l’humanité de beaucoup de ses fardeaux, la médecine contemporaine demeure, plus que d’autres encore, le signe éclatant de la victoire de la raison.
Elle constitue la part des rêves du dix-huitième siècle qui demeure. L’horreur de la dernière guerre mondiale ne permet plus en effet de croire aux vertus rédemptrices de l’art. L’holocauste s’est produit dans un des, peut être dans le, pays européen(s) le plus cultivé de la première moitié du vingtième siècle. L’art, la science, la philosophie germanique – il faut inclure l’Autriche – étaient à leur apogée, pourtant plusieurs témoins racontent que certains soirs, des quartiers du Commandant des camps de la mort montaient les sublimes musiques de Bach ou de Beethoven.
L’histoire de la médecine peut être racontée dans sa version épique en décrivant cette spectaculaire avancée des hommes et de leurs découvertes de Pasteur à Guillemin, sans oublier Marie Curie pour ne pas être que masculin, de Jean Hamburger à Jean Bernard, en passant par Jean Dausset pour me limiter à ce prénom et à cette génération.
Mais cette histoire n’est pas seulement un conte, c’est aussi l’émergence de nouveaux pouvoirs, le résultat de nouveaux conflits, l’apparition de nouveaux marchés et le développement de nouvelles croyances d’autant que durant cette période, la victoire de la raison s’accompagne du déclin de la religion chrétienne. Au fur et à mesure qu’un des deux piliers de la médecine se renforce ( la dimension de l’efficacité thérapeutique), l’autre ( le fondement religieux de la prise en charge) se fragilise : celui qui donnait, pendant des siècles, leur sens aux soins. « Au nom de quoi soigner ? », cette question me semble d’autant plus d’actualité que, depuis la loi sur les 35 heures, nous avons cru comprendre que tout travail était aliénant, y compris pour les médecins hospitaliers. En moins d’un demi-siècle, le médecin hospitalier est en effet passé du statut de profession libérale à celui de salarié « comme les autres ».
L’économie politique naquit également au dix-huitième siècle. Cette autre victoire de la raison autorise un regard différent sur l’exercice de la médecine et la profession médicale. L’histoire de la médecine n’est plus alors seulement le conte épique auquel beaucoup souhaiteraient s’en tenir. Avant de l’évoquer en faisant un détour par l’Amérique du Nord, rappelons que l’économie s’appuie sur une hypothèse simple et que, de la nature humaine, elle ne conserve que sa rationalité. Elle estime qu’il n’est pas nécessaire pour comprendre le comportement des hommes de leur prêter un excès de vertu, il suffit d’imaginer qu’ils agissent dans leur intérêt et que c’est justement de ces intérêts individuels que naît l’harmonie collective. C’est ce qu’Adam Smith appelait la « main invisible » qui conduit à l’harmonie sociale. Bien entendu, les économistes n’ont aucune raison de prêter aux membres de la profession médicale une quelconque irrationalité dont on ne connaîtrait ni la nature ni l’origine. Les médecins ne sont pas différents des autres hommes, même si le marché de la santé n’est pas un marché comme les autres, mais ceci est une autre histoire dont nous verrons plus loin quelques développements.
En attendant, regardons où nous conduit cette cynique hypothèse de la rationalité économique en nous tournant tout d’abord par intérêt, comme par prudence vers les Etats-Unis. Je ne veux pas avoir seul le rôle du méchant. Je sais en outre, après avoir lu « la logique de l’honneur » de Philippe d’Iribarne1, qu’en France les différents groupes estiment qu’ils n’ont pas à s’abaisser à rendre des comptes à des personnes qui n’ont pas leur compétence dans leur domaine d’excellence. Je ne demanderai aucun compte, même si je m’autoriserai un regard, non pas sur la médecine, mais sur son organisation.
Que dit en effet notre collègue Paul Star2, professeur à Princeton, de la profession médicale américaine ? Cet ouvrage que je vais très brièvement évoquer lui valut, il y plus de vingt ans, le prix Pulitzer.
Soigne-t-on au nom du seul savoir ?
Comme tout politologue, Paul Star souligne tout d’abord que l’organisation de la médecine ne peut pas être comprise en faisant uniquement référence à l’art médical. Les médecins exercent un pouvoir sur leur patient au nom de la santé, parfois au-delà du champ de leur compétence. Ce pouvoir n’a pas toujours existé et n’existe pas aujourd’hui dans tous les pays.
Les médecins disposent, selon lui, à la fois d’une autorité sociale et d’une autorité culturelle. L’autorité sociale est tirée de leur appartenance à une profession détentrice d’un savoir, résultats de recherches mondiales. C’est la base rationnelle, le fondement essentiel de leur légitimité, elle leur confère en outre un réel potentiel d’utiliser la force et la persuasion même si celui-ci ne peut jamais s’exercer ouvertement et doit être habillé (pour ce qui est de la persuasion par la référence aux « besoins » des malades par exemple, le médecin définit le « besoin » du malade auquel lui-même, sa famille ou la collectivité doivent répondre). Non seulement les médecins conseillent leurs patients, mais, pour l’opinion publique, ils évaluent et définissent la nature même de la « réalité ». Comme dans le Léviathan de Hobbes, leur autorité s’étend jusqu’au sens même des choses. L’autorité culturelle permet que certaines définitions, certains aspects de la réalité favorables à la profession prévalent. Pour ne citer qu’un exemple français et américain, je rappellerai que les médecins ont jusqu’ici eu cette merveilleuse capacité de faire croire que médecine et santé étaient deux concepts parfaitement interchangeables : la santé ne concernerait que les médecins et la médecine ne s’intéresserait qu’à la santé.
La légitimité de la profession est collégiale, cognitive et morale. L’autorité des médecins (américains) a permis à la fois d’accroître la solvabilité du marché et d’en limiter les inconvénients par exemple en instituant un numerus clausus pour accéder à la profession. En outre, les médecins ont tenté de structurer les hôpitaux de façon à ce qu’ils soient conformes à leurs intérêts. Ils ont bâti un pouvoir économique en mettant à leur disposition le pouvoir d’achat de leurs patients et en rendant, quand cela était indispensable, leur demande solvable par le biais des assurances publiques (MEDICARE, MEDICAID) et privées. L’industrie de la santé courtise la profession médicale, elle ne la domine pas. Elle finance ses journaux et ses congrès. La profession a réussi à éviter la concurrence interne, à résister à l’intrusion des grandes corporations, à limiter le rôle du Gouvernement. Comme premiers émissaires de la science, les médecins ont fortement bénéficié de son influence. Cette réussite est exceptionnelle, elle n’est pas systématique – il suffit d’évoquer les ingénieurs – et demeure un trait marquant de la profession médicale, car toutes les professions ne transforment pas le savoir en autorité et l’autorité en pouvoir. La profession médicale y est, elle, parvenue. La médecine s’est battue contre le capitalisme en trouvant des alliés dans la collectivité. Si l’on regarde sur une période d’un siècle, l’industrie pharmaceutique, les hôpitaux et l’assurance maladie qui auraient pu menacer le fondement du pouvoir médical, ont été mis le plus souvent à son service et toujours respecté son autonomie.
Mais les choses changent aux Etats-Unis comme en France3 :
- le droit des patients est un signe de perte de confiance en la profession médicale,
- une certaine conception du droit à la santé est aussi une remise en cause de sa légitimité,
- les grandes entreprises (notamment les chaînes d’hôpitaux) prennent de l’importance dans l’organisation des soins,
- la spécialisation de la médecine modifie la nature de la relation médecin-malade,
- les jeunes médecins choisissent plus la liberté que leur donne leur travail que la liberté dans le travail.
Depuis 1982, année de la publication de l’ouvrage de Paul Star, de nouveaux dangers sont apparus qui remettent en cause cette analyse vieille de vingt ans . Au sein même de la profession médicale, l’émergence de « la santé publique », fille lointaine de l’hygiène (art de conserver la santé aux individus vivants en société) autorise un autre regard sur la médecine. Le paradigme est différent, l’unité d’analyse n’est plus la personne malade, la relation n’est plus duale et les résultats de ces travaux infirment parfois les prétentions des tenants du discours classique de la profession, à commencer celle qui laisse croire que plus de médecine aboutit toujours à plus de santé. S’ajoute à cela une transformation des valeurs et des opinions de nos contemporains et notamment la remise en cause de la recherche ou, plus encore, du progrès technique dans une partie notable de la population. Les associations d’usagers, qui en viennent à produire de l’information médicale, enlèvent ainsi à la profession son monopole de médiateur. Une tranche croissante de la population, si l’on en croit les succès de l’association pour le droit de mourir dans la dignité, remet en question l’acharnement thérapeutique et ce faisant le monopole en la matière de la profession médicale…
Si d’un côté semblent apparaître quelques fissures, dans ce bel édifice sociologique et politique, qui fragilisent la position dominante que la profession avait acquise à la fin des années 1970, de l’autre il semblerait qu’aux Etats-Unis les médecins combattent avec succès les notions de productivité imposées par les HMO, retrouvent le contrôle de leur rémunération et repoussent l’intrusion des non-médecins dans les décisions cliniques. Ils avaient perdu une bataille, ils semblent gagner une guerre.
Jusqu’à présent, il s’agissait surtout des Etats-Unis. Je n’aurai pas la malhonnêteté intellectuelle de prétendre que toute ressemblance entre le système français et le système américain ne serait que fortuite. Si j’ai choisi de résumer les réflexions de Paul Star et de plusieurs de mes collègues nord-américains, c’est qu’elles semblent aussi s’appliquer à la France avec peut-être même encore un peu plus de vigueur : aux Etats-Unis existe un débat public sur ces questions, en France il a été contenu. La victoire suprême quand on bénéficie d’une situation privilégiée n’est-elle pas de faire oublier ses privilèges ?
J’imagine que déjà certains lecteurs sont indignés ou, plus grave encore, ne comprennent pas pourquoi je parle de tout cela, pensant que l’autorité sociale et culturelle des médecins est si naturelle, si justifiée par leur indéniable dévouement et leur profonde compétence que ces remarques sont simplement la preuve de mon incorrection ou de mon inconscience. Mais, toutes les professions qui viennent en aide à la personne (assistante sociale) ou toutes celles qui cherchent ou enseignent ne sont pas aussi favorisées. Rappelons sans ordre quelques faits :
- le triple système de rémunération des professeurs de médecine (PU-PH),
- l’augmentation favorable, voire très favorable, de la rémunération des médecins hospitaliers et des spécialistes dans les années 1980-2000 alors que le nombre de médecins doublait. Il n’en fut pas ainsi, par exemple, de la profession d’architecte ou de celle de chercheur,
- le monopole de fait de l’enseignement de la médecine contrairement aux souhaits de Robert Debré et à la timide ouverture de la réforme que j’avais mise en œuvre (possibilité de nommer des chercheurs non-médecins à des postes de PU-PH),
- l’élection du président de la CME (commission médicale d’établissement) par ses pairs,
- la nomination des chefs de service par le Ministre de la santé,
- l’absence de contrôle réel, sérieux, des compétences et des pratiques cliniques en médecine hospitalière comme en médecine de ville,
- l’absence de codage des actes en médecine de ville,
- l’existence depuis 1930, à l’exception de neuf années (1971 – 1980) d’un tarif de prestation (secteur 2) et non pas d’un tarif opposable, le meilleur des mondes économique pour la profession refusé partout ailleurs pour cette raison là,
- le renversement subit du discours de la profession sur la démographie médicale, il n’a aucun fondement objectif mais sert les intérêts de la profession (les Français par exemple disposent de deux fois plus de spécialistes que les Canadiens et de 50% de plus de généralistes, ils ne prétendent pourtant pas que leur pays soit un désert médical),
- le maintien en position subalterne de certaines professions potentiellement concurrentes comme les psychologues cliniciens.
Bien entendu, tout n’est pas aussi simple. Une partie importante de la profession ne bénéficie pas de toutes ces faveurs, notamment les généralistes. En France, comme aux Etats-Unis, ils n’ont pas réussi à se placer systématiquement entre le patient et l’assurance maladie. Peut-être y arriveront-ils avec le « médecin traitant » ? J’en doute et les spécialistes au passage ont obtenu à l’occasion de la signature de la convention de décembre 2004 de très substantielles augmentations de leur rémunération.
Science économique et science médicale, ces deux victoires de la raison, donnent une vue contrastée de l’organisation de la médecine d’autant que les économistes libéraux, au sens français du terme, estiment, comme les Révolutionnaires de 1789, que les Corporations et leurs privilèges doivent être bannis. Je ne partage pas ce point de vue et pense que l’on peut difficilement se passer d’un ordre des médecins ou d’une institution équivalente, mais à condition qu’existe réellement une police interne. Est-ce le cas ?
La raison n’a jamais totalement triomphé
Les médecines qualifiées de « parallèles », non seulement n’ont jamais totalement disparu, mais se développent en ce début du vingtième et unième siècle. La médecine n’arrive toujours pas à se détacher de la magie. Celle-ci est de facto reconnue par la sécurité sociale qui utilise pour parler de ces médecins et de ces pratiques de MEP : « médecins (ou médecine) à l’exercice particulier », « particulier » en effet ! N’oublions pas qu’ils sortent de nos facultés de médecine. Il ne fait pas de doute, d’autres l’ont écrit avant moi, que ce succès est aussi le signe de la déshumanisation de certaines pratiques de la médecine technicienne et de l’abandon réel ou ressenti de ceux que l’on ne sait pas encore soigner, nos incurables, si soigneusement cachés au point d’être ignorés. «Inévitablement, ceux qui sont atteints de maladies chroniques et incurables, ceux dont les symptômes sont considérés comme imaginaires parce que les médecins sont incapables de les expliquer, vont chercher de l’aide auprès des praticiens qui refusent l’orthodoxie »4.
Des privilèges justifiés dans leur principe, quand ils impliquent des devoirs
Le marché de la santé n’est pas un marché comme les autres et ceci pour deux raisons qui remettent en cause la nature même d’un marché. La première est ce que nous appelons l’asymétrie d’information, la seconde est la rationalité différente de certains patients. En effet, la relation médecin-malade est une relation asymétrique. L’un sait, l’autre pas et c’est pour cela qu’il consulte. L’un se sent malade, mais ne sait pas s’il l’est. Après une thérapeutique, quand la santé du patient s’améliore, ceci peut être dû à l’efficacité des soins prescrits ou à l’évolution naturelle de la maladie… Cette asymétrie peut être source d’abus d’autant qu’il n’y a pas en médecine de contrôle qui serait l’équivalent de la surveillance qu’exercent les experts des compagnies d’assurance sur les garagistes. Ces compagnies réduisent ainsi pour leurs clients une asymétrie de même nature que celle de la relation médecin-malade.
De plus un malade qui va mourir est prêt à tout donner pour reculer cette échéance. L’arbitrage habituel entre le présent et le futur, mesuré par le taux d’actualisation, ne fonctionne plus dans ce cas. Quelqu’un qui va mourir demain a un taux d’actualisation infini.
Ces deux situations sont sources d’abus potentiels et fondent donc de nombreuses mesures des codes de déontologie. En droit romain, l’avocat n’avait pas le droit d’être payé mais devait être « honoré », il lui était interdit d’installer un lit ou un divan dans ses locaux de consultation…Vieux sujet donc, même si sa formulation évolue.
L’entrée du juge
Le problème n’est donc pas la noblesse des raisons qui fondent la déontologie, mais tout simplement le fait qu’elles ne sont pas mises en pratique. Les services universitaires « récupèrent » tous, des patients aux diagnostics tardifs, aux traitements inadaptés, voire dangereux, mais rien ne se passe le plus souvent pour les confrères qui ont précédé dans la prise en charge de ces malades. N’est-ce pas contraire à la déontologie que de faire une remarque, non pas la déontologie telle qu’elle devrait être, mais telle qu’elle est ? Le confrère, dans la très grande majorité des cas, prime sur le malade, ce qui n’est pas sans conséquences pour ce dernier ni pour celui qui finance ses soins c’est-à-dire nous tous par l’intermédiaire de la sécurité sociale. Le destin, comme la sécurité sociale, ont les épaules larges.
L’absence quasi totale d’autodiscipline5 des médecins français pour résumer, sans être trop caricatural, la situation actuelle, justifie socialement l’entrée du nouveau partenaire de la relation médecin-malade : le juge. Or, l’on sait que ce nouvel acteur est humainement et financièrement coûteux et que, du seul point de vue de la justice, il est aussi très peu efficace. L’étude dite « d’Harvard »6 a en effet montré que dans seulement un cas sur quinze, une faute médicale condamnable était condamnée. En revanche, des innocents le seront et des incompétents ne seront pas inquiétés.
La situation actuelle ne peut que s’aggraver pour une raison technique : la spécialisation de la médecine en effet ne peut se satisfaire de la liberté de prescription, ni de la quasi-liberté de qualification pour réaliser un acte nouveau auquel le praticien qui se lance a été souvent peu formé. Pour être encore plus précis, je crois que défendre la liberté de prescription, tant prisée par les autorités ministérielles, s’assimile à de la non-assistance à personne en danger. C’est aujourd’hui, je pèse mes mots, tout simplement criminel. Il suffit de regarder les variations de pratique clinique pour le constater. Ainsi si, d’un département français à l’autre, le taux d’infarctus du myocarde varie de un à deux, le recours à la cardiologie interventionelle varie lui de un à trente et un !
L’acharnement du bureaucrate
Inquiet de cette évolution, mais refusant de voir et de toucher à l’essentiel – à savoir la liberté clinique et l’évaluation de la qualité des soins – le bureaucrate pond des règles croyant bien faire parfois, pour se protéger toujours. Cette incontinence bureaucratique a conduit à ce qu’au moins quarante-trois familles de règlements portant seulement sur la sécurité s’appliquent dans nos hôpitaux7 : sécurité incendie, sécurité anesthésique, hémovigilance, pharmacovigilance… Ces règles peuvent être mutuellement contradictoires, elles sont toujours onéreuses, souvent inappliquées, mais demeurent inéluctablement le point d’entrée du juge. En créant des normes, le bureaucrate accroît l’insécurité juridique et démontre simultanément le peu de confiance qu’il a des personnes sous sa coupe puisqu’il cherche à prévoir chacun de ses comportements. Un inspecteur nommé par un Ministre pour auditer un établissement qui a défrayé la chronique me racontait que cet établissement était plutôt bien géré, mais qu’il était toujours facile de trouver quelque chose, alors ils ont « trouvé ». L’établissement et les médecins ne s’en sont pas remis. L’administration, c’est à dire l’application de règles a depuis longtemps pris le pas sur la gestion.
En outre le bureaucrate, c’est son essence, n’aime pas l’exception. Il ne distingue pas l’excellence, il ignore la médiocrité et est incapable de gérer des cas particuliers. Cependant les Français apprennent que tous les médecins, que tous les hôpitaux ne se valent pas. Certains ont des listes d’attente de plusieurs mois et d’autres opèrent une fois par semaine. A soixante cinq ans certains professionnels peuvent, souhaitent continuer à exercer une activité professionnelle et ne trouvent qu’à exercer leurs talents que dans quelque rares fondations ou à l’étranger.
L’apparition de l’usager
Nul ne niera l’importance prise par certaines associations de malades dans l’évolution des systèmes de santé des pays occidentaux. Chacun pense notamment au rôle des porteurs du virus du Sida, mais aussi aux associations de diabétiques, aux familles d’enfants handicapés physiques et mentaux, à certaines associations de personnes atteintes de maladies rares… Je ne nie aucunement leur légitimité ou, plus précisément la légitimité de ceux dont la vie est transformée par la maladie. En revanche ce n’est pas parce que l’on a boité quelques mois que l’on est nécessairement à vie un usager du système de santé, ce n’est pas parce que l’on a été atteint d’un cancer que l’on se considère d’abord comme « cancéreux ». Je me méfie de la légitimité de certaines associations et n’oublie pas certaines dérives passées. Autrement dit, je ne suis pas certain que ce soit de là que l’on puisse attendre une transformation profonde de notre système de santé d’autant plus que j’analyse cette montée du pouvoir des usagers comme un nouvel abandon des politiques. Le terme de citoyen – dont certes l’on a un temps abusé – n’est-il pas plus riche que celui d’usager ? Les usagers ne contribuent-ils pas à renforcer une bureaucratie qui pourtant n’a pas besoin d’eux pour démontrer ses tendances pathogènes ?
La vérité exigée
Informer le malade de son état est depuis toujours une exigence déontologique, en avoir fait une obligation légale me paraît plus discutable. Je passe ici sur les difficultés épistémologiques d’informer véritablement, c’est à dire de transmettre une compréhension partagée de l’état pathologique et de ses conséquences du médecin au malade, difficultés réelles, difficultés profondes, auxquelles les médecins font face chaque jour. Je n’évoquerai que l’impossibilité de répondre aux questions premières du malade :
- Vais-je vivre ?
- Combien de temps ?
- Serai-je diminué ?
- Comment ?
- Vais-je souffrir ?
- Où ?
- De quoi ?
Tout simplement parce que les études ne donnent le plus souvent, pour la majorité de ces questions, que des résultats statistiques or les individus ne sont pas des populations. Qu’est ce que représentent 90% de chances de survivre si l’on se trouve du mauvais côté de la chance ? J’entends ainsi depuis quelques mois des narrations de réponses aussi brutales qu’inadaptées à ces questions, est-ce un hasard ? Est-ce que j’y suis plus sensible ? De toute façon, la vérité n’a jamais été un baume apaisant permettant seule de faire face à la mort. C’est une condition nécessaire certes mais, est-il toujours sage d’éviter la fuite ? Cette vérité, aujourd’hui exigée, renforce l’aspect tragique de l’hôpital, celui où s’éteignent 85% de nos concitoyens.
L’altruisme abandonné
On ne soigne plus les autres pour sauver son âme comme il y a un demi–siècle encore. Toutefois, l’absence de référence religieuse n’empêche pas l’opinion publique de reconnaître et de valoriser le dévouement du personnel des hôpitaux. Elle y attache un prix tangible au sens où elle soutient systématiquement les grèves hospitalières. L’altruisme a compté dans le choix de carrière de la très grande majorité des hospitaliers. On ne choisit pas ces métiers par hasard et les personnes hospitalisées sentent cette réelle empathie. Mais la profession médicale n’a pas réussi à renouveler le discours sur l’altruisme et l’a laissé pour l’essentiel aux paramédicaux. Elle s’est réfugiée dans la technique. Soigner devient un métier comme les autres. Rien ne distingue plus statutairement (je ne parle pas des PU-PH) le médecin des autres catégories de personnel. En à peine quarante-cinq années, le médecin hospitalier est passé du statut de profession libérale à celui de salarié sans distinction particulière. Quel chemin ! Curieusement, la dernière étape, franchie à l’occasion de l’application de la loi sur les trente-cinq heures, n’a pas donné lieu à un débat public. L’altruisme n’a pas disparu, il n’a cependant plus de reconnaissance sociale. Est-ce tenable dans une fonction où la prise en charge de la personne fragile, de la personne malade, de celle qui va mourir est l’expérience journalière des équipes de soins ?
Le retour de la charité
Ce vide se remplit par la charité médiatique dont les exemples abondent des « pièces jaunes » au téléthon. Les enfants connaissent mieux ces initiatives qu’ils n’ont d’idées sur la protection sociale pour laquelle ils travailleront cependant trois mois et demi, chaque année de leur vie professionnelle. Je suis pour ma part opposé à ces initiatives qui satisfont plus à l’ego des intéressés qu’ils ne servent la population française. En outre l’usage des fonds constitue parfois un paravent : on collecte ainsi grâce à une émission de télévision 220 000 Euros pour les personnes âgées alors que, la même année, le Gouvernement gèlent 1,1 milliards d’Euros de crédit pour la prise en charge de ces mêmes personnes. « L’aide à la classe défavorisée est une charge de l’Etat » disait aux dix-huitième siècle le duc de la Rochefoucault-Liancourt.
Des solutions nécessaires mais la question philosophique demeure
Du fait de l’évolution des connaissances et de la multiplication des techniques, on assiste dans le monde entier à une double spécialisation et donc à une double division du travail au sein des établissements de soins. Si les facultés de médecine reconnaissent un peu moins de soixante spécialités, de fait il en existe une centaine ; en outre, dans un hôpital universitaire, on recense plus de cent cinquante qualifications autres que médicales. Même si l’apparition d’une nouvelle spécialité ne se concrétise souvent en France qu’avec retard – en effet pour créer une nouvelle spécialité il convient de recueillir des accords ministériels, superflus dans les autres grands pays occidentaux – la question essentielle de l’hôpital devient la coordination des hommes, des fonctions et des métiers, du point de vue du patient et non pas des corporations. Pour les résoudre il n’y a qu’une solution l’autonomie, la liberté de s’organiser – à condition bien entendu de payer les conséquences de ses actes. Les recrutements en sont la caricature : en Amérique du Nord les procédures de recrutements sont locales et les recrutements sont nationaux, en France c’est l’inverse. Pour pallier à cette rigidité, il conviendrait de parier sur la liberté et donc que :
- les hôpitaux redeviennent des institutions « normales »,
- disposent de trois instances et trois instances seulement (et non pas d’une vingtaine) : conseil d’administration, comité d’entreprise et commission médicale,
- le Président du conseil d’administration – nommé par le Maire au début de son mandat – soit responsable civilement et pénalement et que la commune garantisse les éventuels déficits,
- les hôpitaux s’organisent comme ils l’entendent,
- le Ministère ne s’intéresse ni aux pôles, ni aux départements, ni aux services que donc chaque hôpital soit maître de sa structure et de ses responsables,
- toute la réglementation portant sur la sécurité soit allégée,
- les activités hospitalières, d’enseignement et de recherche soient dissociées,
- une convention collective s’adjoigne aux statuts de la fonction publique et que les agents aient le choix entre l’un et l’autre,
- que les hôpitaux publics ne soient plus soumis au code des marchés publics,
- les établissements soient contrôlés sur la qualité et l’efficacité du service,
Le service public ne peut pas être confondu avec le statut de la fonction publique et l’administration centrale ne peut résoudre, par des textes, la gestion des établissements de soins.
Mais quel sera le moteur : l’éthique ou le marché ? Bien entendu nous aurions tous, moi le premier, envie de répondre l’éthique : éthique de la responsabilité, éthique du travail, éthique de l’altruisme, éthique de la compétence. Les valeurs morales devraient suffire. C’est le cas pour certains, parfois, mais ce n’est ni la règle ni la norme de l’époque. Le marché – qui n’est pas nécessairement synonyme de profit – n’a pas de morale, mais sans prêchi-prêcha récompense les institutions dont le public prise les mérites. Il m’arrive donc de penser que le marché est souvent préférable à une prétendue défense du service public dont les manquements ne sont jamais suivis de conséquences tangibles, dont l’efficacité n’est jamais mesurée, dont la notion d’égalité dissimule des rentes au nom, bien entendu, d’un patient oublié et d’un contribuable lésé à qui personne ne rend des comptes. Cette chute n’est pas glorieuse mais pourrait être salutaire en attendant que notre sens moral déclaré se traduise dans les faits.
Jean de Kervasdoué
Décembre 2004
PS : Il est frappant de constater que, contrairement aux années 1970 peu de médecins s’expriment, sauf de manière ponctuelle, sur l’évolution de la médecine. Le débat public a besoin de vous.
1. Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, Paris 1989.
2. Paul Star, The social transformation of american medecine, Basic Book, 1982, New York.
3. « Transforming american medecine : A twenty-year retrospective on the social transformation of american medecine », Journal of health politics, policy and law, volume 289, numbers 4-5, august october 2004.
4. Petr Skrabaneck et James McCormick, Idées folles et idées fausses en médecine , Odile Jacob, Paris 1992.
5. Les cas traités par l’Ordre concerne plus l’indélicatesse que l’incompétence.
6. R.P. Wenzel, A Measure of Malpractice, Harvard University press, 1993.
7. Jean de Kervasdoué, L’hôpital , Que-sais-je ?, PUF, Paris 2004.